« Le théâtre et la création artistique sont formidablement bien outillés pour s’attaquer à l’écologie »

Au mois de novembre 2020, devait avoir lieu à la Fondation GoodPlanet la 2ème édition de Plateau Vert, un festival dédié à l’écologie et au spectacle vivant. Le confinement en a malheureusement décidé autrement…Et pourtant, l’art a plus que jamais un rôle à jouer dans le combat écologique. C’est l’idée que défendent trois dramaturges Frédéric Ferrer, David Wahl et Alice Zeniter qui ont partagé leur réflexion avec GoodPlanet lors d’un long entretien.

Dès 2003, Frédéric Ferrer proposait dans son spectacle Mauvais Temps, inspirée de son expérience de conférencier-géographe, une mise au point sur le 3ème rapport du GIEC. David Wahl quant à lui construit ses spectacles en menant de véritables enquêtes notamment auprès d’océanographes, de biologistes ou encore d’écologues, dont il restitue le savoir à sa manière, avec humour, fantaisie et liberté. Alice Zeniter, qui est également romancière, reconnait s’être peu intéressée à l’écologie dans sa jeunesse. Ce thème revêt aujourd’hui une place centrale dans son travail. Elle en a d’ailleurs fait le sujet central de sa pièce Quand viendra la vague, écrite en 2017, et de son seul en scène « Je suis une fille sans histoire » crée cet été et en tournée à partir de 2021.

Lors de ce long entretien, il a été question de l’austérité des rapports du GIEC, de capitalocène, de l’importance de concevoir de nouveaux récits, de variétés des registres et de leur capacité égale à aborder la question écologique dans ses aspects les plus dramatiques, de cohérence sur scène comme dans la vie et de transmission de savoirs.

Alice Zeniter dans son seule en scène Je suis une fille sans histoire ©Simon Gosselin

Pourquoi aborder le thème de l’écologie dans vos pièces de théâtre ?

Frédéric Ferrer : L’écologie, c’était un accident au départ ! Je voulais m’inscrire à la Sorbonne en histoire mais j’ai eu mon bac au rattrapage et il n’y avait plus de place, je me suis donc inscrit en géographie. Au final, j’ai trouvé la discipline géniale et donc j’ai continué avec passion, tout en faisant du théâtre à côté, comme 2 activités assez séparées. Puis un jour, en 2003, j’ai eu l’idée de faire un spectacle sur mon expérience de conférencier géographe. Ce spectacle, intitulé Mauvais temps, mettait en scène un conférencier qui essayait de faire une mise au point sur le réchauffement climatique. Je m’étais inspiré du 3ème rapport du GIEC publié à cette période. La géographie, et ce premier spectacle, ont ouvert des portes sur d’autres sujets autour du changement climatique, et je n’en suis jamais sorti depuis ! A chaque fois que je travaillais sur un spectacle sur ce thème, l’idée d’un autre spectacle arrivait, tellement le sujet du changement climatique et les problèmes écologiques sont une chose incroyable pour un dramaturge, tellement il y a de possibilités de récits nouveaux et de questions qui se posent.

Alice Zeniter : C’est quelque chose qui est venu de deux biais : la politique et la littérature. Plus jeune, je me suis assez peu intéressée aux questions d’écologie. J’acceptais une certaine vision de l’anthropocène : les dérèglements sont créés par l’Homme. Il y a une finalité de l’espèce humaine, qui s’éteindra quand on aura exploité à fond la planète sur laquelle on vit. Ça me paraissait de l’ordre de la destinée, qui ne pouvait pas être modifiée. Puis, la politique m’a appris qu’anthropocène n’était peut-être pas un bon terme et qu’on devrait peut-être utiliser capitalocène. En réalité, cette exploitation de la planète résulte d’une somme de décisions, notamment économiques, et qu’à partir du moment où se sont des constructions politiques, ça peut être évité.

J’ai commencé à me demander : que peut-on faire pour participer à cette prise de conscience ? La question de la littérature et des nouveaux récits est arrivée aussi à ce moment : comment arrête-t-on de raconter des histoires où l’Homme traverse la planète en maître et possesseur de la nature ? Qu’est-ce qui peut être inventé comme nouvelle forme de récit ? Comment donner une chaire, une immédiateté émotionnelle aux bouleversements climatiques ? Les rapports du GIEC existent depuis des décennies sans affecter la majorité de la population. Ils gardent encore trop de gens à l’écart. Il faut trouver d’autres manières de dire ces choses, des formes de vulgarisation joyeuse, de mise en fiction, et là, ça devient un boulot d’écrivaine et de femme de théâtre passionnant pour moi !

David Wahl : Au début, je ne travaillais pas forcément sur l’écologie mais plutôt sur les cabinets de curiosité. Mais à force de travailler sur ces questions d’Histoire naturelle, j’ai découvert que l’écologie était la matrice, la reine des sciences. L’écologie est à la science de la nature, mais ça a à voir avec la philosophie, l’histoire, la spiritualité, les religions, le climat… J’ai également été très marqué par ma résidence à Oceanopolis. En fréquentant, des écologues, des océanographes, des scientifiques comme Gilles Boeuf du Museum d’Histoire naturelle, j’ai pris conscience de l’urgence de la situation. En plus, j’ai réalisé que l’écologie offrait une matrice philosophique et poétique ainsi qu’une mission : arriver à traduire des choses complexes dans un langage poétique qui féconde l’imaginaire. Je suis tombé dedans et je crains d’en parler encore pendant longtemps ! Par l’écologie, on peut traverser plusieurs domaines de savoir et plusieurs régions de l’imaginaire tout en restant extrêmement fidèle à la réalité, faire rêver avec le réel. C’est aussi le combat de notre époque, dont tous les autres dérivent.

David Wahl avec son ami Dominique le manchot à Oceanopolis….© Thierry Joyeux

Comment écrit-on une pièce qui traite d’écologie ?

DW : Je pense avoir la capacité de m’émerveiller assez facilement. C’est une question de nature humaine et de point de vue. Il ne s’agit pas d’être optimiste ou pessimiste par rapport à la situation mais en revanche d’avoir une ouverture. Un biologiste m’a un jour dit au sujet des premiers humains qui sont arrivés en Australie : « C’est quand même fou ! Comment les premiers aborigènes sont-ils parvenus à coloniser ce continent? Les animaux y sont arrivés par accident, par radeaux. Mais qu’est-ce qui a fait que ces hommes y sont arrivés par bateaux ? De l’endroit dont ils sont partis, ils ne voyaient rien et ils se sont pourtant dit Il y a quelque chose derrière cet horizon ». Quelle que soit la situation, même quand il n’y a rien devant soi, on ouvre un espace à l’imaginaire qui nous fait avancer. Et c’est certainement ça qui fait l’Homme. Il faut donner des perspectives auxquelles on croit, ouvrir une voie, notamment par l’humour qui peut aussi annoncer des choses graves. On doit partager son espérance !

FF : Quel que soit le sujet, il existe plusieurs regards possibles. Tout va dépendre de la personnalité de celui qui traite la question. Au cinéma par exemple, il existe plusieurs films sur le risque atomique. Et l’un de ceux qui me parle le plus est Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Il n’en dit pas moins qu’un film plus tragique sur le risque nucléaire ; en réalité il en dit tout autant. Ce que je veux dire par là c’est que ce n’est pas le sujet qui détermine le traitement. On peut aborder des questions aussi sérieuses, dramatiques et tragiques que l’anthropocène et l’écologie par l’absurde ou par un regard décalé sur le réel.

AZ: De mon point de vue, il y a deux manières de faire les choses, selon qu’il s’agit d’une fiction ou d’un seul en scène. Quand je crée des fictions, j’aime faire coexister dans mon petit monde différents points de vue, ce qui évite de me demander si je véhicule un optimisme ou un pessimisme. J’imagine des personnages qui réagissent de façons différentes à la situation qui leur est présentée.
Dans la forme du seul en scène, j’ai l’impression que les questions de fond recoupent celles de forme. Je ne veux pas plomber les spectateurs avec des constats trop désespérants, ni les assommer avec une trop grande quantité de savoirs qu’ils ne peuvent pas ingurgiter. L’idée n’est pas qu’ils sortent de la représentation complètement abattus, sans plus aucun espace de cerveau disponible pour réfléchir à ce qu’ils viennent d’entendre. Je n’ai pas non plus envie qu’à la fin de l’heure et demi passée en ma compagnie, ils aient tous adopté mon regard. Je préfère plutôt mêler à la recherche des moments ludiques et leur laisser un espace pour qu’ils puissent rire, rêver, et emporter des questions chez eux.

Les thèmes liés à l’écologie effraient-ils les programmateurs, les metteurs-en-scène ou le public ?

FF : Dans mon premier spectacle qui traitait d’écologie, Mauvais Temps, créé en 2003, je voulais aborder la question des négociations climatiques. Très vite, je me suis aperçu qu’il
s’agissait d’un sujet à part entière. Un an plus tard, je me mettais en quête d’une production pour un spectacle entièrement consacré à ce sujet. J’ai été confronté à la réaction de plusieurs professionnels qui m’alertaient : j’étais en train de me spécialiser, de devenir un metteur en scène thématique, ce qui ne se faisait pas trop dans le spectacle vivant français de l’époque. Aujourd’hui plus personne ne me dirait ça. Plusieurs théâtres s’engagent, mettent en place des temps forts autour de l’écologie, souhaitent que cette thématique soit présente dans leur programmation et ne regardent plus de la même manière les artistes qui l’aborde régulièrement. C’est devenu un sujet tellement central, qui permet de tout questionner que, quand on fait de la création contemporaine, c’est difficile de l’éviter. Ça intéresse beaucoup le public qui se pose des questions, et cherche tout comme nous des solutions. Je ne joue pas tout le temps devant des salles vides !

Par ailleurs, le théâtre et la création artistique sont formidablement bien outillés pour s’attaquer à l’écologie et pour la questionner. La liberté dont nous disposons pour construire nos récits, nous permet de mettre en lien, ce que des universitaires ou scientifiques ne peuvent pas toujours faire. Or, c’est précisément ce dont on a besoin pour comprendre aujourd’hui la crise écologique, puisqu’elle ne fait que mettre en lien et révéler des interconnexions inattendues entre des spécialités de différents champs disciplinaires.

DW : D’une certaine manière ce domaine s’est déspécialisé. On s’est aperçu que l’écologie touchait absolument à tous les domaines. On peut parler de choses très larges et très poétiques, qui concernent absolument tout le monde, sans avoir besoin de les vulgariser. Finalement, l’écologie est un noble prétexte pour parler de là où on est maintenant. Peut-être aussi parce que maintenant on peut mesurer les effets de ce changement et on voit bien combien cela a de répercussions sur nos choix de vie quotidiens et politiques. Donc oui, il y a un intérêt grandissant !

AZ : Je dirais qu’au-delà de la question de l’écologie en elle-même, il y a aujourd’hui un questionnement plus large sur la place des savoirs et la manière de les restituer sur un plateau. Je pourrais dire que Frédéric et David ont un peu pavé le chemin pour moi ! Dans les formes hybrides qu’ils ont créées, ils ont prouvé qu’il était possible de transmettre des savoirs par le biais du spectacle vivant. En effaçant un peu le doute et la peur que généraient ces sujets.

C’est aussi important de considérer la manière dont les arts peuvent décloisonner. Dans des tas de domaines scientifiques, l’éducation nationale ne peut pas faire tout le travail. Il faut que ce savoir puisse aussi passer par d’autres biais. Malgré tout l’intérêt suscité, les publications scientifiques ont encore un côté hyper impressionnant. En rentrant chez soi, on n’a pas forcément le réflexe de consulter les articles parus dans des revues scientifiques ! Le fait alors de pouvoir créer d’autres formes de transmission du savoir, notamment à travers la fiction, je trouve que c’est bien. En tout cas c’est quelque chose que je vois de plus en plus ces dix dernières années.

Cherchez vous à intégrer l’écologie dans la scénographie de vos spectacles ?

David Wahl lors de son spectacle Histoire de fouilles © Erwann Floch

DW : C’est une question de plus en plus présente. Ce n’était pas encore le cas pour Histoire de fouilles (spectacle créé en 2018), mais il y aura toute une réflexion sur les décors utilisés dans mes prochaines créations. L’utilisation des transports, le gaspillage de matériel… ce sont des sujets auxquels je réfléchis de plus en plus, non seulement dans le cadre du théâtre mais également dans la vie. Je cite Alice Zeniter : « L’écologie, sans lutte contre le capitalisme, c’est du jardinage ». Je partage cette idée. Il ne s’agit plus de s’intéresser aux thèmes de l’écologie, mais de les vivre, car il est impossible que l’écologie n’influence pas notre quotidien. C’est pourquoi au sens philosophique du terme, l’écologie est une véritable manière de penser. Et quand on a la chance de gagner sa vie en partageant simplement nos questionnements avec le public, il serait difficile de ne pas s’accorder soi-même avec ce que l’on défend.

Extrait de la pièce de David Wahl : Histoire de Fouilles :

AZ : Intégrer l’écologie dans la scénographie d’un spectacle nécessite une vraie réflexion en amont, notamment sur la manière de gérer son temps. Le décor de mon seul en scène était entièrement fait de feuilles de papier et l’idée de jeter ces feuilles à chaque représentation était pour moi impossible. Il a donc fallu intégrer dans le temps de montage et de démontage, le temps de défroisser toutes les feuilles, de les ranger dans des cantines afin de pouvoir les emmener de dates en dates. Dans ces détails, on réalise l’investissement que ce choix génère. Pour un décor qui était à l’origine très léger, je mobilisais énormément mon technicien. Mais je ne peux pas écrire et jouer un spectacle engagé sans être moi-même en accord avec les propos que je tiens !

La scénographie soulève des questions à la fois écologiques et économiques. Je trouve cela vraiment dommage qu’il n’y ait pas de réseau assez grand dans le théâtre pour organiser le recyclage des décors et éléments de plateau. Cela éviterait que certaines compagnies jettent des décors et que d’autres soient incapables de s’en fournir. Mais tout cela est en train de bouger !

FF : L’idée c’est d’être cohérent entre le discours que l’on tient et nos pratiques, non seulement au plateau mais également dans la vie ! En ce qui me concerne, d’un spectacle à un autre, j’ai pour habitude de réutiliser mes décors en leur donnant une utilité différente. Je mets en place une sorte de mini économie circulaire !

Quelques conseils de lecture :

David Wahl vous recommande Le pire n’est pas certain de Catherine et Raphaëlle Larrère (Premier Parallèle, 2020) : « un ouvrage stimulant, qui redonne un peu d’ouverture face au défi écologique ! » ainsi que « Collectionneurs, amateurs et curieux » de Krystof Pomian (Gallimard, 1987)

Frédéric Ferrer et Alice Zeniter ont beaucoup aimé l’essai Manières d’être vivant de Baptiste Morizot « qui pose un regard sur le monde actuel et interroge: comment la crise que nous vivons est en fait une crise de la sensibilité ? »

Alice Zeniter conseille également la pièce de théâtre Les enfants, de Lucy Kirkwood (L’Arche 2020) qui « interroge le leg d’une Terre abîmée à nos enfants et petits-enfants » ainsi que le livre pour enfants Je m’appelle pas, d’Edouard Signolet (Arche Jeunesse, 2019), des « textes géniaux à lire entre plusieurs générations, très drôles et pleins de réflexion ».