Pas de nuances de vert descendant de la canopée des arbres, pas d’oiseaux exubérants, pas de fleuves majestueux, pas de tribu indigène légendaire, ni de terribles feux de forêt. Ici, l’Amazonie est noire, grise, sombre.

Depuis cinq ans, le photojournaliste Tommaso Protti trace un portrait de l’Amazonie moderne. En racontant la complexité et les multiples crises qui frappent cette région (trafic de drogue, prostitution, expansion urbaine, exploitation minière, violences), il dépeint la forêt amazonienne sous un angle inhabituel.

Pour Tommaso Protti, il est impossible de comprendre l’Amazonie et les enjeux de la forêt tropicale sans se pencher sur la réalité urbaine des grandes capitales brésiliennes comme Manaus et Belém ou de villes désordonnées comme Altamira ou Pará.

Tommaso Protti nous partage son projet en cinq photos pour raconter la planète

« J’ai développé un intérêt pour la région amazonienne en 2014, lorsque je suis venu au Brésil pour réaliser un reportage sur la construction de la centrale hydroélectrique de Belo Monte, dans la région d’Altamira. A cette époque, la ville connaissait une forte expansion démographique. Avec la migration de nombreux travailleurs venus construire la centrale, sa population avait triplé en seulement deux ans. Cette ville déjà fragile n’était pas en mesure d’accueillir une telle vague de population en si peu de temps. Il en a résulté une augmentation de la violence, de la prostitution et de la consommation de drogues et d’alcool dans la région d’Altamira. J’ai découvert une Amazonie différente, proche des réalités urbaines des grandes villes brésiliennes du sud du pays ».

FORET NATIONALE DE CREPORI NATIONAL, BRESIL – 15 AOUT 2020

Une garimpeira (une femme minière), sur un site d’extraction illégale d’or dans la forêt nationale de Crepori, dans le sud-ouest de l’État de Pará. Le prix élevé de l’or, combiné à la récession au Brésil, a entraîné une nouvelle ruée vers l’or dans cette région riche en minéraux, amplifiée par l’affaiblissement de la surveillance environnementale.

« Plusieurs voyages se sont ensuite succédés. J’ai commencé à enquêter et à m’interroger sur la réalité de l’Amazonie aujourd’hui. Pour comprendre les enjeux de la préservation environnementale dans cette région, il est nécessaire d’observer les villes, dont le développement sans contrôle entraîne la destruction de la forêt, en raison notamment de l’accroissement des périphéries et de la multiplication des ordures qui en découle. »

MONT HOREBE, MANAUS, BRÉSIL – 19 AVRIL 2019

Ville la plus riche et la plus peuplée de l’Amazonie brésilienne, Manaus attire chaque année des milliers de migrants qui fuient la pauvreté rurale et la médiocrité des services publics des villes isolées de l’intérieur. Toutefois, comme Manaus connaît un énorme déficit de logements, les plus pauvres de ses habitants vivent dans des bidonvilles à la périphérie forestière de la ville. Ces communautés sont généralement contrôlées par des gangs du crime organisé et participent à la déforestation ainsi qu’à la pollution des rivières locales, aucun contrôle environnemental n’étant mis en place.

« Mon travail est axé sur la grande violence qui se répand dans la région, en raison des conflits agraires et du trafic de drogue. Un des objectifs majeurs de mon projet consiste à mettre en valeur le paradoxe existant entre la richesse des ressources naturelles que possède Manaus et l’extrême pauvreté de ses habitants. »

FORÊT NATIONALE DE JAMANXIM, BRÉSIL – 11 AOÛT 2020

Végétation détruite et champs brûlés dans la forêt nationale de Jamanxim, une réserve protégée de plus de 1,3 million d’hectares, parmi les plus dévastées du Brésil. La forêt nationale de Jamanxim a été l’une des zones touchées par la « Journée du feu » en août 2019, lorsque le nombre d’incendies a triplé dans l’Amazonie. La plupart des incendies sont d’origine agricole, ils peuvent être causés par les petits exploitants qui brûlent les chaumes après leur récolte, ou par des agriculteurs qui défrichent la forêt pour y faire des cultures. Par ailleurs, sur les terres qui sont accaparées, les arbres sont illégalement abattus afin d’augmenter la valeur des parcelles saisies.

« Nous sommes tous au courant et tous concernés : les scientifiques indiquent que l’Amazonie est arrivée à un point de non-retour, une situation très compliquée et qui risque de s’empirer. Avec ce projet, je ne veux pas me cantonner à une vision unilatérale et presque romantique de l’Amazonie. Il faut se battre pour une nature préservée et intacte mais il est, pour cela, nécessaire de considérer la complexité de la vie des habitants de cette région. Pour cela, il faut par exemple casser les stéréotypes attribués aux indigènes, considérés comme des peuples isolés et sauvages, qui se soucient uniquement de la forêt. Leurs mobilisations sont multiples : de la lutte contre la déforestation et l’exploitation minière, aux protestations pour combattre la propagation de la Covid-19, ils se battent, parfois armés, pour de nombreuses causes.»

ARARIBOIA, BRÉSIL – 30 JANVIER 2019

Des membres de la garde forestière Guajajara qui patrouillent dans la réserve indigène d’Araribóia, dans l’État de Maranhão, ont battu un indigène qu’ils soupçonnent de collaborer avec des bûcherons illégaux. La garde effectue des patrouilles approfondies dans la vaste réserve indigène une fois par mois. Ils détruisent ainsi les camps de bûcherons et saisissent leur matériel s’ils le peuvent. Il leur arrive de surprendre des bûcherons en flagrant délit, ce qui peut être dangereux, les deux groupes étant généralement armés.

« Les phénomènes d’incendies sont cycliques au Brésil mais le président Jair Bolsonaro néglige ce problème. Dans sa vision de gouvernance, la forêt est perçue comme une barrière pour le progrès et le développement. Son message est donc clair : l’Amazonie doit être exploitée peu importent les conséquences que cela représente sur l’environnement. La déforestation s’amplifie, en raison du manque de ressources pour lutter efficacement contre toutes les activités illégales et illicites. L’Amazonie continue à être colonisée, de manière très irrégulière, désordonnée et violente. Il s’agit à présent d’une terre sans loi, une sorte de far west moderne. »

TERRE AUTOCHTONE KAYAPO, BRÉSIL – 23 JUIN 2019

Le peuple indigène Kayapo se prépare pour son ancien rituel tribal appelé Kukrut, dans le village de Kubenkrãnken, dans le sud de l’état de Pará. Leurs terres constituent un obstacle crucial à la déforestation qui progresse depuis le sud. Pendant des centaines d’années, les Kayapó ont combattu les colonisateurs portugais et leurs voisins tribaux. Plus récemment, ils ont résisté aux bûcherons et aux exploitants miniers illégaux qui pillent leurs terres. Aujourd’hui, ils doivent faire face au gouvernement du président d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui veut ouvrir les terres indigènes du Brésil à l’exploitation minière, à l’agriculture et à d’autres activités commerciales.

« L’attention portée par les médias sur l’Amazonie est positive. Il est important d’informer sur ce qu’il s’y passe, sans exagérer les faits. Séjourner quelques jours en Amazonie, et prendre quelques photos des incendies pour montrer que la forêt est en difficulté ne suffit pas. Le problème est bien plus profond. »

ARARIBOIA, BRÉSIL – 01 FÉVRIER 2019

Un membre de la garde forestière Guajajara dans un moment de triste silence à la vue d’un arbre abattu par des bûcherons présumés illégaux dans la réserve indigène d’Araribóia, dans l’État de Maranhão. Face aux sévères coupures budgétaires infligées aux organismes brésiliens de protection de l’environnement et des populations indigènes ces dernières années, les tribus de l’Amazonie forment de plus en plus de groupes d’autodéfense pour protéger leurs terres contre les agriculteurs, les bûcherons et les accapareurs de terres sans scrupules. Mais c’est un travail dangereux. Les militants indigènes qui s’opposent aux puissants intérêts des États de l’Amazonie brésilienne sont régulièrement menacés, persécutés et assassinés.

« Le point de départ pour inverser le scénario de destruction est la lutte contre l’impunité, un problème chronique de la société brésilienne. L’État devrait être plus présent. Dans une région immense et extrêmement pauvre telle que l’Amazonie, face à l’inaction de l’État et au manque de ressources, les activités illégales se prolifèrent et les personnes qui profitent de tout ce que la forêt leur offre sont de plus en plus nombreuses. C’est un éternel combat, un véritable équilibre à trouver entre préservation et progrès ».

Le photographe italien Tommaso Protti a remporté la 10e édition du Prix de photojournalisme de la Fondation Carmignac avec le projet « Amazonie : vie et mort dans la forêt tropicale brésilienne », en collaboration avec le journaliste britannique Sam Cowie.