Jane Evelyn Atwood est une photographe franco-américaine de renommée mondiale, récompensée par les prix les plus prestigieux de la photographie. Autrice de treize livres et fréquemment publiée, Jane Evelyn Atwood s’attache à documenter les conditions de vie des marginaux de notre société comme les prostituées ou les détenues.

Elle revient sur ses plus de quarante ans de carrière en cinq photos.

Blondine devant la porte. La rue des Lombards, Paris, France, 1976-1977.

C’était l’année 1975.  J’étais à Paris depuis presque 5 ans et je cherchais à faire quelque chose de ma créativité. J’avais un Instamatic cassé et à l’atelier de réparation quelqu’un m’a conseillé d’investir dans un « vrai » appareil. Je n’ai jamais pensé être photographe, je ne savais même pas qu’on pouvait être photographe mais j’ai toujours été fascinée par l’image. J’ai décidé alors d’acheter un Nikkormat et je me suis inspirée de la seule exposition que j’avais vue jusqu’à présent, celle de Diane Arbus. Ses photos m’ont tellement bouleversée que j’ai voulu la copier.

J’ai commencé à me rendre tous les mardis soirs dans les vernissages proposés par les galeries de sculpture et de peinture. Les habits sophistiqués et exotiques du public intriguaient la jeune américaine très naïve que j‘étais, mais globalement je trouvais les échanges très ennuyeux. Jusqu’à un soir où je rencontre une femme que dit connaître une prostituée… J’étais curieuse et fascinée par ces femmes, j’avais beaucoup de questions à leur poser. J’ai sauté sur l’occasion et elle m’a tout de suite amenée au 19 rue des Lombards. C’est là où j’ai rencontré Blondine. Elle était la plus impressionnante de toutes les prostituées qui y travaillaient. Et, sans le savoir, c’est là que j’ai commencé à faire ce qui allait être mon premier livre.

Pendant une année entière j’ai fréquenté le 19 rue de Lombards chaque nuit, toute la nuit. Cela a été très formateur : j’ai appris à accorder du temps à mes sujets. J’étais radicalement et profondément immergée dans un univers jamais documenté auparavant. Cette intimité et cette confiance établies avec ces femmes ont déterminé la femme et la photographe que je suis aujourd’hui.

Avec Blondine nous sommes restées amies, jusqu’à sa mort, il y a quatre ou cinq ans. C’était une femme extraordinaire ! Nous avions une relation d’amour et de respect mutuels tout en restant complètement professionnelle. Quand j’ai commencé à être connue et qu’elle m’entendait à la radio elle était très fière, un peu comme une mère avec sa fille.

Elle est restée prostituée toute sa vie. Elle vivait avec un ami qui n’était pas du tout un proxénète, même si la société le considérait comme tel. Il s’occupait d’elle, il préparait son dîner quand elle rentrait de la rue des Lombards, il était à ses côtés quand elle a décidé d’arrêter l’héroïne… Ils ont vécu une vraie relation d’amour. C’était un africain qui séjournait illégalement en France et les services le persécutaient constamment en l’accusant de proxénétisme parce qu’il n’avait pas ses papiers. C’était la personne la plus chère au monde pour Blondine. J’ai fait intervenir mon avocat et, après une bataille de 8 ans, on a réussi à avoir les papiers pour cet homme. Ils sont restés ensemble jusqu’au bout. C’est peut-être la seule chose que je pouvais faire pour elle.

Jean-Louis devant l’armoire. Paris, France,  novembre, 1987.

Mon travail sur le sida a été exceptionnellement différent car il s’est malheureusement arrêté avec la mort de la personne que je photographiais. Cela a duré 4 mois, c’est peut-être le sujet le plus court que j’ai réalisé à cause du décès de Jean-Louis, un homme extraordinaire de 43 ans, atteint de cette terrible maladie.

C’était les années 1980 et pendant un an et demi j’ai cherché quelqu’un qui accepterait de se faire photographier. Rien que dans la salle d’attente de l’Hôpital Pitié-Salpêtrière, à Paris, je suis restée neuf mois. J’ai rencontré beaucoup de gens atteints du sida y compris un homme parfait pour le sujet, car il s’agissait d’un français, blanc à une époque où l’opinion publique essayait d’attribuer cette maladie aux immigrés. Mais son addiction nous a empêché de continuer le projet. Plus tard, il a fait une overdose…

Puis un jour, la sœur de ma meilleure amie qui était infirmière et travaillait avec des patients hospitalisés à domicile, a commencé de s’occuper de Jean-Louis. Elle nous a présentés et tout de suite ça a marché ! Malgré toute la paranoïa autour de la maladie, je me suis installée chez lui, j’ai arrêté tous les autres travaux photographiques, j’ai refusé des commandes pour pouvoir me dédier à lui 24h sur 24h car je savais que son état de santé ne nous laisserait pas beaucoup de temps.

Même si je réfléchis toujours en noir et blanc, avec Jean-Louis j’ai fait exprès d’utiliser de la couleur pour que le sujet puisse passer partout. C’était mon premier sujet militant et j’ai décidé de le faire pour changer les idées préconçues autour d’une maladie vulgairement appelée à l’époque « la peste gay ». J’ai voulu informer un public ignorant, l’inciter à prendre des précautions et à cesser la discrimination envers les homosexuels pour qu’on puisse accepter le sida en tant que maladie. Finalement le projet est d’abord paru chez Paris Match et ils ont passé toutes les photos en noir et blanc. C’était très décevant, mais on ne peut pas toujours gagner.

Petite fille avec balai bleu. Les Gonaïves, Haïti, 2005.

En Haïti, la lumière du soleil m’imposait la couleur. Le matin, elle est très spécifique, même si cela ne dure que 45 minutes environ. Un jour en me promenant, je tombe sur cette petite fille au balai bleu. Comme beaucoup d’enfants en Haïti, elle avait des troubles mentaux. C’est curieux parce le pays n’a pas connu la guerre mais en quelque sorte ce sont des enfants de la guerre parce que la lutte contre la pauvreté et la misère est quotidienne. Tous les enfants sont marqués par ça…

C’est le genre de photo où la seule chose que tu fais c’est appuyer sur le bouton, parce que tout était là, devant mes yeux : les couleurs absolument éblouissantes, l’expression de la fille, la robe. Haïti reçoit beaucoup de vêtements venus des États-Unis, beaucoup d’églises envoient des donations et souvent il y a des robes de première communion. On voit souvent des petites filles habillées en robe, comme si elles allaient à une fête.

Parloir intérieur. La maison d’arrêt de femmes de Dijon, Dijon, France, 1999.

Les prisons m’ont toujours fascinée et un projet sur l’incarcération féminine était un réel objectif. J’ai fini par y consacrer dix ans de carrière.

Dans une petite maison d’arrêt à Dijon il y avait un long couloir avec des boxes. Les couples incarcérés au même moment, pour le même crime, avaient le droit de se rendre visite une ou deux fois par semaine. C’était interdit de s’embrasser en tant que prisonnière ou prisonnier mais au fur et à mesure que le gardien s’éloignait pour vérifier les boxes suivants, tout le monde profitait de la situation pour s’embrasser et moi je profitais de la situation pour faire des photos.

J’avais rencontré cette femme quelques jours avant que son mari ne lui rende visite. Le moment venu ils se sont embrassés passionnément. J’utilise beaucoup cette photo pendant mes ateliers pour sensibiliser mes élèves à l’importance de l’édition. J’ai passé une semaine dans cette prison et la seule photo qui a été retenue c’est celle-ci. Elle symbolise toute la détresse de l’incarcération féminine. Quand j’ai demandé à ces deux personnes de signer l’autorisation pour la publication elles ont pris le stylo et ont fait un cercle sur le papier. Ni l’une, ni l’autre ne savait  lire, ni écrire. C’était de pauvres gens qui avaient volé un tableau dans un musée pour pouvoir manger. Est-ce que c’est vraiment nécessaire d’incarcérer des gens dans ce genre de cas ? Il aurait peut-être mieux valu les éduquer, leur expliquer pourquoi on n’a pas le droit de faire ça, les soutenir, essayer de les soigner. Les incarcérer ne sert strictement à rien. Et les prisons, partout dans le monde, sont pleines de gens dans cette situation.

Une détenue menottée juste avant l’accouchement par césarienne pendant lequel elle restait toujours menottée. Providence City Hospital, Anchorage, Alaska, U.S.A., 1993.

A la fin de mes 10 ans de reportage à propos de l’incarcération féminine, j’ai constaté que dans toutes les prisons il y a toujours au moins une femme enceinte. C’était extrêmement compliqué d’avoir le droit d’être sept jours d’affilée dans une prison donc c’était pratiquement impossible de tomber sur une femme sur le point d’accoucher. Le lendemain de ma rencontre avec cette femme, dans une prison dans l’État de l’Alaska, elle est partie à l’hôpital pour accoucher prématurément. Cette photo a été prise juste avant qu’on l’envoie au bloc pour pratiquer une césarienne. Le lendemain elle a eu le droit de rendre visite à son bébé prématuré, entourée de gardiens armés. Elle était toujours menottée et c’est ainsi qu’une semaine après elle est repartie en prison, toujours ligotée aux pieds. A ma connaissance, c’est la seule fois où ces images ont pu être faites et c’est en grande partie grâce à ces photos qu’aujourd’hui c’est illégal dans plusieurs états des États-Unis et, en Angleterre depuis 1997, de menotter et d’entraver aux pieds les détenues pendant l’accouchement.

Au moment de la prise de vue j’essaie de ne pas m’auto-censurer, même si les circonstances sont très dures, presque sordides. Si pendant l’editing je m’aperçois qu’une photo enlève de la dignité à quelqu’un ou manque de bienveillance envers la personne qui y figure, je peux l’éliminer de la sélection finale, car mon objectif n’est pas de blesser la personne photographiée. Il faut aussi savoir « séduire » le public avec ses photos. Il faut qu’une empathie puisse s’établir avec la personne, envers qui on peut avoir toute sorte d’idées préconçues : les prostituées, les personnes atteintes du sida, les détenues…

Si par le biais de mes photos j’arrive à changer les préjugés, tant mieux ! Parfois on me demande par exemple comment j’ai pu rencontrer des détenues si belles. Or, il y a des femmes belles en prison, je n’y suis pour rien et je ne les ai pas photographiées parce qu’elles étaient belles. Une fois que la confiance est établie cette personne en face de moi va rayonner même si cela est tout à fait inconscient. Je ne parle pas ici de beauté ou de photogénie, mais de présence, faute de meilleur terme : la personne dans son intégralité malgré une situation horrifiante. Au-delà d’une belle photo, il faut surtout réussir à établir un bon rapport avec les personnes photographiées, indépendamment de qui elles sont. Une fois qu’un respect mutuel est établi et qu’une relation de confiance s’instaure, la dignité de tous est assurée.

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